CHAPITRE III

 

CAL

 

 

J'ai foutrement bien fait de conserver la selle camarguaise que HI m'a fabriquée autrefois. Ça fait des heures qu'on avance au trot et je n'ai pas les reins trop endoloris.

C'est vrai que l'antli est une brave bête.

Je me retourne pour jeter un coup d'œil à la colonne, derrière. Ça vous a quand même une sacrée gueule, cette file de cavaliers sur deux rangs ! Ils ont une belle allure, mes Robots-Vahussis, avec leurs bouilles burinées.

Giuse et moi on avance en tête, suivis de Lou et Siz et des Dix. Salvo vient ensuite, seul, devant Ripou et Belem précède les Cent. J'ai envoyé trois cavaliers en éclaireurs, pour la vraisemblance, parce que en fait HI a placé un microsatellite d'observation à trois mille mètres au-dessus et me tient au courant de ce qui se passe par l'intermédiaire des androïdes.

Justement Lou intervient :

— L'armée vahussie a stoppé. HI pense que ses éclaireurs l'ont repérée. Les Noirs.

— Comment ça se présente ? fait Giuse qui décroche son bidon pour boire un peu.

— Les Noirs sont un peu plus loin. Ils finissent d'installer leurs canons.

Merde, des canons ! Ça, c'est le coup dur. Je n'avais pas posé la question à HI qui ne m'en a pas parlé. Sacrée machine…

— Où ils les ont mis, ces foutus canons ? je demande, en rogne.

— Derrière le sommet d'une petite hauteur, au fond d'une large vallée.

— Combien ?

— Huit.

— Et les Vahussis en ont combien ?

— Aucun.

Et remerde ! Trois fois plus nombreux, bien entraînés et l'avantage énorme que donne l'artillerie ! Tout est vraiment préparé pour que les Noirs écrasent ces Vahussis… Il n'y a vraiment pas de justice. Idiot ça… Bien sûr qu'il n'y a pas de justice. Ce n'est pas nouveau !

— On est encore loin ?

— Une heure au moins, fait Lou, la mine désolée.

La bataille sera engagée quand on arrivera… Et d'ailleurs notre petite troupe est-elle capable de faire quelque chose ?

— Dis donc ils sont combien exactement de chaque côté ? je demande en regrettant de ne pas avoir posé la question plus tôt.

— Les Vahussis environ sept cents, dont près de deux cents cavaliers. Les Noirs deux mille cinq cents avec la moitié de cavalerie.

Une sacrée cavalerie. Les forces sont terriblement disproportionnées. Je me sens découragé. Ces chiffres sont impressionnants. À froid comme ça je ne « sens » pas cette bataille. Qu'allons-nous foutre là-dedans ?

J'ai dû parler à voix haute parce que Giuse intervient :

— On peut au moins s'emparer de leur artillerie et éviter que les petits copains vahussis ne se fassent pilonner sans pouvoir répondre.

Pourvu que les Vahussis ne fassent pas avancer leur cavalerie…

Je me sens impuissant. Il va se produire un massacre et je ne peux rien faire. D'autant éprouvant qu'on a entre les mains une puissance terrible. Mais impossible à employer. Trop de témoins.

Je lève le bras pour faire repartir la colonne. On prend le galop de chasse.

 

*

 

On est sur une petite hauteur dominant la grande vallée. En dessous, là-bas, l'armée vahussie est en train de se faire mettre en pièces. Je n'arrête pas de jurer…

D'un seul coup Giuse gronde :

— Cal, ça suffit ! Il faut au moins bouger, tenter quelque chose au lieu de se lamenter. Si tu ne fais rien, moi j'attaque !

L'impression de prendre une gifle en travers du visage ! Jamais Giuse ne m'avait parlé comme ça. Bon Dieu, qui lui a permis ?… Et puis j'accroche son regard et la tension s'en va !

Il a raison, le bâtard. Il faut attaquer, mais pas n'importe comment. Quitte à plonger dans la bataille, autant que ça serve. Je reviens au combat en essayant de comprendre, et ce n'est pas facile : une bataille a toujours l'air d'être un joyeux bordel. Pour y voir clair il faut tâcher d'être lucide et observer avec soin. Je ne sais plus qui a dit que la meilleure arme d'un soldat ce sont ses yeux.

On dirait que seules les infanteries des deux camps sont aux prises… Oui, c'est bien ça. L'infanterie noire massacre les Vahussis à pied. La cavalerie noire attend en bon ordre à gauche, au pied de la butte où se trouvent les canons.

La cavalerie vahussie est plus à droite, faisant mouvement pour tenter d'échapper au pilonnage de l'artillerie. Et d'un seul coup je comprends la tactique des Noirs. Ils usent l'infanterie adverse et éprouvent en même temps les cavaliers vahussis. Mais pourquoi ils ne reculent pas au-delà de la portée des canons, aussi ? On dirait…

— Lou, je lance sèchement, que vois-tu derrière les cavaliers vahussis ?

— Des marécages, apparemment.

Vingt Dieux, comment se sont-ils laissé enfermer dans ce piège ? Du beau boulot de la part du général des Noirs. Voilà pourquoi les Vahussis ne reculent pas…

— On fonce ? dit Giuse qui a sorti un pistolet de ses fontes. Ça fera un trou dans la mêlée.

Je hoche la tête.

— Oui, mais ça ne suffira pas. Il faut arrêter ce pilonnage. Ripou…, tu vas contourner rapidement la colline là à gauche, avec les Dix. Chargez l'artillerie et emparez-vous des canons. Ensuite empêchez les Noirs de les reprendre. Utilisez abondamment les pistolets, ça devrait suffire avec l'effet de surprise…

Je me retourne du côté de Giuse.

— Nous, on va charger la cavalerie noire pour permettre aux Vahussis de venir en aide à leur infanterie. Ça te va ?

— Epatant. Tu veux que je te dise ? Je n'aurais pas fait mieux !

Sacré Giuse… Il a un sourire complice qui me fait du bien. Il se lance dans une bataille où il risque de laisser sa peau pour une cause qui ne lui tient pas aussi à cœur que moi. Les Vahussis sont un peu mes enfants : je les couve depuis tant d'années. Au fond peut-être que lui aussi les aime bien ?

— Salvo, j'appelle, fais aligner tes cavaliers sur un rang, derrière la ligne de crête.

— Qu'est-ce que tu veux faire ? interroge Giuse en se retournant sur sa selle pour regarder ce qui se passe.

— Eh bien, on charge, non ?

Ses yeux se mettent à pétiller.

— Une vraie charge de cinéma, hein ? Ça me botte, mon pote !

— T'es inconscient ou quoi ? Tu trouves ça drôle ou quoi ?

— On a décidé d'attaquer, non ? Bon alors pourquoi pas le faire avec le sourire, ça ne changera rien si je dois me faire pourfendre…

Au fond pourquoi pas ? D'ailleurs ça me donne une idée folle. J'éperonne doucement mon antli et oblique vers la droite pour me placer devant la ligne de cavaliers qui est maintenant formée. Et je fais signe à Salvo de venir se placer derrière moi avec Belem.

Lou est à ma droite, légèrement en retrait. Du coup Giuse vient se placer à ma gauche avec Siz légèrement en retrait à sa gauche. Je me retourne pour embrasser de l'œil notre disposition. Ça a une sacrée gueule !

— Que tout le monde garde sa place, je lance à Salvo par-dessus l'épaule.

Et puis je talonne mon antli qui part d'un pas tranquille.

La crête… Je descends d'une trentaine de mètres et stoppe pour me retourner encore. Les cent cavaliers sont immobiles sur la ligne de crête, se détachant sur le ciel. Bêtement j'y vois un signe et mon cœur accélère. On a dû nous voir, d'en bas.

Je reviens à la bataille et gueule :

— Régiment… épée au clair !

Un bruissement métallique, derrière. Je dégaine à mon tour.

— Régiment… au trot… en avant !

Mon antli démarre. On fait cinquante mètres et je me dresse sur mes étriers pour hurler :

— Régiment… CHARGEEEEEZ !

Et le monde devient folie. Un grondement me parvient de derrière. J'ai l'impression que mes hommes me rejoignent et j'accélère encore. On cavale à une vitesse folle, augmentée encore par la légère pente de la colline qu'on a presque entièrement dévalée.

J'ai tendu en avant le bras armé de mon épée, pointée vers la cavalerie noire qui se rapproche à vue d'œil. Le vent me siffle aux oreilles. L'impression que le monde s'est arrêté et que nous sommes les seules forces en mouvement. Une impression prodigieuse de puissance, une sorte d'invincibilité sauvage. Je m'aperçois que je gueule comme un fou…

Voilà les Noirs…

Ou bien on a vraiment chargé à une vitesse dingue ou alors les autres ont été paralysés en nous voyant survenir sur leur flanc, en tout cas ils commencent à peine à bouger quand j'arrive aux premiers rangs.

Merde… mon pistolet. Tellement excité que j'ai oublié de le sortir. Je baisse les yeux vers la fonte de gauche, puisque je tiens l'épée dans la droite. Ça suffit pour que mon antli fasse les derniers mètres…

Sans ordre de ma part il a continué tout droit ! Au moment où je relève les yeux je me trouve en face d'un Noir juché sur un immense antli. Pas le temps de l'éviter ! On percute avec un sale bruit de chair…

Sous le choc il disparait en une fraction de seconde de ma vue. Mon antli a instinctivement relevé la tête et a percuté du poitrail. L'autre n'y a pas résisté.

Un saut… ma bête a enchaîné en s'envolant pardessus sa victime. En un éclair j'aperçois le cavalier noir qui roule interminablement au sol. Un autre choc. Je suis ballotté d'avant en arrière par cette succession de mouvements inattendus et me demande fugitivement comment je suis encore en selle…

Des cris tout autour. C'est la mêlée. Je me retrouve au milieu de Noirs qui s'agitent en désordre. Un grand gaillard s'époumone à lancer des ordres. Je lève le pistolet en me demandant confusément ce qui va se passer et je presse la détente.

Rien…

Et remerde, tiens ! J'ai oublié de ramener le chien en arrière pour qu'il vienne frotter ensuite le silex contre la partie supérieure du bassinet qui contient la poudre d'allumage.

On n'a pas eu le temps d'essayer ces armes à la Base, et j'ai des lacunes ! Tant bien que mal je ramène ce foutu chien en arrière en m'aidant de l'autre poignet et je tends le bras en direction du Noir qui crie toujours.

Une sourde détonation… Le recul brutal soulève le canon du pistolet et me secoue le poignet. Ça a marché !

Là-bas, le Noir ouvre une bouche stupéfaite et glisse le long de sa monture. Je l'ai même touché… Pas le temps de m'attarder : je suis menacé de tous les côtés par les Noirs qui réagissent enfin.

Juste le temps d'esquiver un coup de pointe d'un gaillard qui m'arrive dessus par l'avant droite. Ces épées ne vont pas du tout. Je m'en aperçois d'un seul coup en voulant frapper le gars d'un revers au passage… Je l'ai loupé, mais si je l'avais touché il n'aurait récolté qu'une balafre. Il faudra…

— Cal, baisse-toi !

L'avertissement m'atteint venant de derrière et je me couche sur l'encolure en réalisant que l'on m'a parlé en loy. Après coup je reconnais la voix de Lou.

C'est bien lui. Il foudroie un Noir qui m'attaquait par la gauche. Aussitôt il pousse son antli à mon côté, la pointe de son épée rouge de sang.

— Salvo, envoie un Robot-Vahussi pour m'aider ! crie-t-il pour couvrir le vacarme des épées qui se heurtent.

Impossible de voir quoi que ce soit dans cette mêlée invraisemblable. Il me semble quand même que les Noirs, qui sont tellement plus nombreux que nous, se gênent les uns les autres.

En un éclair je repère trois Robots-Vahussis qui avancent en faisant un carnage autour d'eux. Leurs bras tournoient à une vitesse électronique et frappent à droite et à gauche. Les Noirs tombent comme des mouches !

Trois ennemis m'attaquent l'épée haute et je suis repris dans un tourbillon violent. Je lutte maintenant pour ma vie, malgré la présence de Lou et d'un de mes cavaliers qui nous a rejoints. Je perds la notion du temps.

Dieu ! que mon bras est lourd… Je le lève avec peine pour écarter une lame quand je vois arriver une lance droit sur ma poitrine. Le gars déboule rapidement, tenant fermement son arme. Mon ventre se crispe. Jamais je ne vais pouvoir parer…

Une détonation… Le Noir bascule en arrière. C'est encore Lou qui m'adresse un sourire rapide en glissant un pistolet dans ses fontes.

— Lou, où en est-on ?

Il se rapproche encore tout en interrogeant par impulsions radio je ne sais qui. HI, peut-être ?

— Les Dix tiennent les canons et vont ouvrir le feu sur l'arrière de l'infanterie noire, par-dessus nos têtes. Ici la cavalerie a perdu à peu près la moitié de ses escadrons. Salvo, manœuvre pour encercler le reste !

Vingt Dieux je n'aurais jamais cru ça d'ici !

— Et Giuse ?

— Ça va, il est plus loin à gauche.

— Les Vahussis ?

Il va pour me répondre quand on est attaqué par un Noir solitaire. Une attaque suicide. Le Robot-Vahussi qui me flanque, à droite, démarre. Son bras va trop vite pour que je puisse suivre le mouvement… et le Noir vide sa selle.

On est un peu isolé sur la droite du gros de la bagarre.

— Ils ont lancé leur cavalerie pour aider l'infanterie et sont en train de prendre le dessus, répond enfin Lou.

— Alors empêche les Dix de tirer au canon ! Qu'ils tirent sur les régiments de cavalerie suffisamment à l'écart…

Un grondement sourd me coupe la parole. Les canons viennent de tirer une salve. Pas couillon ça. L'effet moral en est amplifié. Bon, il faut retourner au combat…

Je commence à faire pivoter mon antli quand je m'aperçois que c'est une folie. Je suis trop épuisé pour y retourner. Mais depuis combien de temps dure cette bataille ? J'ai perdu la notion du temps.

— Combien de temps depuis le début ? je lance à Lou.

— Près de deux heures.

Bon Dieu alors ça… Pas étonnant que je sois crevé ! Il faut que je réfléchisse.

— Lou, on a des dégâts chez nous ?

— Non, personne n'a été touché.

Normal avec des combattants de ce genre, mais on ne sait jamais.

— Dis à Siz que Giuse doit être très fatigué. Qu'ils s'écartent de la bagarre.

Il faudrait prendre contact avec le chef des Vahussis, maintenant. Je me redresse sur mes étriers pour tenter de mieux voir…

— Dis donc, le général vahussi est dans la mêlée ?

— Il vient de s'en retirer, répond Lou.

— Bon, alors on va le rejoindre, préviens Giuse et guide-moi.

Il éperonne et part vers la droite, contournant un petit groupe de nos cavaliers qui détruit un nid de résistance noir.

Voilà un petit mamelon. J'aperçois plusieurs silhouettes au sommet : l'État-Major vahussi. On escalade la pente au trot.

Une dizaine de cavaliers entourent celui que je repère tout de suite comme le général, ou le je ne sais qui, commandant les troupes vahussies.

Une gueule extraordinaire ! Il est vêtu d'une sorte de justaucorps blanc barré d'un ceinturon retenant le fourreau d'une épée à la poignée dorée. Sur la tête un grand chapeau orné de trois plumes.

Immobile sur son antli il nous regarde approcher, faisant seulement un signe pour indiquer à ceux qui l'entourent de s'écarter. Je stoppe ma bête qui souffle bruyamment.

Le gars a le visage le plus harmonieux que j'aie jamais vu chez un Vahussi. Une bonne soixantaine d'années, la force de l'âge sur cette planète. Ses traits sont réguliers, marqués, et lui font une belle gueule d'homme. Mais ce qui me frappe c'est la noblesse de son expression. Ce type est un chef-né. Responsable.

D'instinct je me découvre.

— Je m'appelle Cal de Ter, je lance.

Il a un petit signe de tête hautain pour me répondre et pourtant ça ne me vexe pas. Il n'y avait mis aucune intention désobligeante. Juste le salut d'un Seigneur qui a conscience de ce qu'il représente et tient son rang.

— Soyez le bienvenu, Monsieur de Ter, répond-il d'une voix grave.

Puis il a un léger sourire.

— En vérité vous êtes le bienvenu depuis un moment déjà. Jamais une aide n'aurait pu arriver plus à propos. Et jamais elle n'aurait pu être plus inattendue. Qui êtes-vous, Monsieur de Ter, et d'où venez-vous ?

— Mon cousin Giuse de Ter et moi voyageons pour notre plaisir. Nous parcourons le monde avec nos hommes… Nous venons des îles du Sud…

Il fallait bien trouver une explication et j'ai été un peu pris de court. Mais celle-ci colle très bien. Le grand archipel fourmille d'îles qui ne doivent pas être toutes connues dans cette partie du continent.

— … Pardonnez-moi, je reprends, mais nous nous sommes rangés du bon côté, dans cette bataille, sans savoir qui nous venions renforcer.

Cette fois son visage montre enfin autre chose que la sérénité tranquille qu'il affichait jusque-là. Il est étonné et n'a pas pensé à le dissimuler.

— Vraiment ?… Je suis Chak de Palar, Seigneur de Palargod.

Je ne suis guère avancé, mais au moins je connais son nom et je comprends qu'il est le maître de cette région. Quoi que ça…

J'ai l'impression que la courtoisie est de mise à cette époque, alors je salue de la tête en ajoutant :

— Votre serviteur, Seigneur.

— Expliquez-moi, Monsieur de Ter, comment vos cavaliers peuvent-ils faire un tel massacre ? Combien en avez-vous exactement ?

Ennuyeux ça ! Evidemment une centaine d'hommes mettant en déroute un adversaire plus de dix fois supérieur ça étonne. Et ce sera pire tout à l'heure quand on s'apercevra que nous n'avons aucune perte. Du moins je l'espère. Je fais mine de me retourner vers le champ de bataille en bas mais regarde Lou fixement en répondant :

— Oh ! je suppose que nous aurons quelques blessés, Seigneur. Mais guère plus. Mes hommes sont de rudes cavaliers, très entraînés. Leur Capitaine y veille.

Il hoche la tête doucement, pas tellement convaincu.

— Je voudrais pouvoir en dire autant, malheureusement nous avons beaucoup de morts et de blessés comme vous avez pu le voir. Il ne reste plus grand-chose de la dernière armée de Palargod.

Il y a de la tristesse dans sa voix. Et je suis sûr qu'il se désole davantage de la mort de ses soldats que de se retrouver sans armée, ou presque. D'ailleurs il poursuit :

— Ces maudits canons nous ont fait tant de blessés…

— Ils seront soignés, Seigneur.

— Soignés ? Où et par qui, Monsieur ?

— Ma foi je ne sais pas, je suis étranger à ce pays. N'y a-t-il pas de médecins, par ici, d'hôpitaux ?

— Les médecins sont les premières victimes des Noirs, vous savez, alors ils se cachent, c'est compréhensible.

Un cavalier vahussi arrive à fond de train et stoppe près d'un personnage portant une tunique orange rehaussée d'or. Un dignitaire de Palargod manifestement. Ils échangent quelques mots et le haut personnage approche de son Seigneur.

— Notre cavalerie est maîtresse du champ de bataille, Seigneur, dois-je l'envoyer tout entière contre la cavalerie noire ?

Chak de Palar se tourne vers la bataille, jaugeant la situation.

— Faites revenir un détachement et envoyez le reste prendre l'ennemi à la gorge, Capitaine de Vastaj. Il n'est que temps d'aider nos alliés.

Là-bas Salvo a terminé son encerclement. C'est fou de voir un si petit nombre d'hommes retenir une troupe tellement plus importante. Mais le cercle se rétrécit. Quelques Noirs s'en échappent par-ci, par-là et m'ont l'air de se regrouper à l'écart. Finalement Chak de Palar a eu le nez creux de se réserver un détachement.

Bon Dieu ! je ne croyais pas si bien dire ! Le groupe de Noirs, qui doit comprendre au moins quarante cavaliers, arrive de ce côté ! Ils se disent peut-être que s'ils font prisonnier le chef des Vahussis ils retourneront la situation…

Autour de moi tout le monde a compris et Vastaj, qui a l'air d'être le Grand Capitaine de l'armée de Palargod, lance ses ordres. Un jeune officier s'écarte et agite son chapeau, bras tendu. Les autres forment un rideau devant leur Seigneur. Il n'a pas l'intention de se mettre à l'abri, apparemment et je ne dis rien, me bornant à rejoindre le rideau d'hommes. Ce n'est pas avec ces dix hommes qu'on résistera bien longtemps !

Je me souviens soudain de mon pistolet vide et le tends à Lou, à droite pour qu'il le recharge. Il ira plus vite que moi. En même temps je cogite rapidement. Voyons, on est trois… ce sera toujours ça. Je lance mes ordres à Lou et au Robot-Vahussi.

— Préparez-vous à tirer en feu de salve à mon commandement. On utilisera chacun les quatre pistolets.

Au fait Lou en porte deux dans ses fontes et deux autres à la ceinture, comme Giuse et moi, mais le Robot-Vahussi ?

Je tourne la tête de son côté et il me montre une seule paire qu'il tient à la main. Aussitôt je lui lance l'un des miens. C'est préférable puisque je suis sûr que lui au moins ne ratera pas son homme. Tandis que moi…

— Le détachement des nôtres !

L'un des cavaliers montre un groupe qui arrive à fond de train, mais loin derrière les Noirs. Ils arriveront bien après le premier choc. Et tout dépendra de celui-ci.

Les Noirs ne sont plus qu'à cent mètres et commencent à gravir le mamelon. À combien portent exactement ces pistolets ? Certainement pas si loin !

J'attends encore un peu et commande :

— En joue…

On lève un bras tous les trois ensemble.

— Feu !

La détonation est forte, cette fois, et un petit nuage de poudre s'élève pendant un instant. Je lève l'autre bras. Il va falloir viser de la main gauche… C'est à cet instant que je repère deux Noirs qui roulent au sol. Tout va très vite.

— Attention… Feu !

Cette fois j'ai touché ma cible, malgré la main gauche ! Trois Noirs basculent. Mais les autres sont tout près… Je fourre mon arme de droite dans une fonte et saisis le dernier pistolet… Ils ne sont plus qu'à dix mètres…

— Feu !

Juste le temps de ranger la pétoire pour dégainer mon épée, ils sont sur nous… Je me souviens de notre charge de tout à l'heure et m'attends à un choc terrible. Mais non. Ils gravissent une pente et sont plus bas que nous.

Des cris, à côté. Les Vahussis sont engagés. Les lames sonnent en se heurtant dans un cliquetis ininterrompu. Je me trouve en face de deux Noirs au visage crispé. Eux aussi doivent être au bout du rouleau, comme moi. Pourtant ils se battent avec force.

Je dévie l'attaque au ventre de celui de gauche et pousse une charge rapide en direction de l'autre qui a eu un mouvement d'hésitation. J'étais trop loin pour le toucher mais ça le force quand même à esquiver du buste.

J'en profite pour talonner mon antli qui bondit, et je me retrouve entre les deux hommes qui m'encadrent. Cette fois celui de droite est à ma portée et je me penche brusquement de son côté, plongeant mon épée dans son flanc…

Un sifflement au-dessus de ma tête, c'est la lame de l'autre. Mais il était hors de portée. Il n'a pas le temps de reculer vers moi, Lou le transperce !

Un coup d'œil autour. Le Robot-Vahussi est engagé contre plusieurs cavaliers ennemis et Lou ferraille énergiquement à gauche, maintenant. On dirait que…

Oui, les Noirs ont brisé la ligne ! Cinq ou six entourent Chak de Palar qui fait décrire des cercles à son antli pour les empêcher de le coincer.

— Lou ! Amène-toi…

Je fonce et déboule comme un diable parmi les Noirs qui ne m'ont pas vu arriver. Tout de suite j'en touche un à l'épaule, maudissant encore une fois ces épées malcommodes. Lou survient à son tour et on se place à côté du Seigneur. Mais ça fige nos mouvements et la pression se fait plus forte.

Et mon bras faiblit à nouveau… Je suis attaqué à la fois par l'avant et par l'arrière. J'ai un moment de découragement. Envie de dire : « Pouce, je ne joue plus »… La lassitude me pousse à négliger l'un des hommes. Je vais me faire transpercer !

Et puis une sorte de rage m'envahit. Je frappe de toutes mes forces l'épée du gars, devant, qui occupe la meilleure position pour me toucher… et l'épée du type s'envole. Le coup de veine ! Vivement je pousse mon antli sur le côté pour faire face à l'autre.

Que temps, il s'est approché et me menace directement. Je feinte au visage. Il relève son arme en quarte. Je passe sous sa garde et remonte ma pointe vers le visage une nouvelle fois. Surpris il vint en tierce et je romps le contact en piquant sa cuisse… Il grimace de douleur et baisse la garde. Un coup droit à la poitrine et c'est fini.

Assez, j'en ai assez ! Je voudrais m'arrêter. Je suis aussi fatigué physiquement que moralement. Tous ces morts…

— Baissez-vous, Seigneur !

La voix est venue de derrière. Sans réfléchir je m'affale sur ma selle. Quand je sens le poil du cou de mon antli je me dis soudain que l'avertissement ne m'était certainement pas destiné. J'ai réagi aux premiers mots seulement. Je dois avoir l'air malin, comme ça… Furieux je me redresse pour voir une silhouette se dresser entre mon antli et trois Noirs, l'épée haute.

Mais si, c'était pour moi ! Et mon sauveur n'est pas en bonne position. J'enregistre en même temps sa petite taille, les battements de droite à gauche qu'il fait avec son arme pour écarter les épées des Noirs, et l'assaut que ceux-ci amorcent.

Juste le temps de talonner mon antli pour l'amener à côté du Vahussi et participer au combat. On se défend comme on peut, parant les attaques. L'un des Noirs va très vite. Sa pointe se déplace terriblement rapidement des lignes basses aux lignes hautes. Je m'efforce de laisser un espace entre nous en faisant se déplacer mon antli sur le côté.

Ça me rapproche d'un autre adversaire que je feinte sèchement. Sa bête recule sans prévenir et il se trouve soudainement à côté de moi. Mon bras agit automatiquement et la lame lui perce le corps. Là, c'était vraiment le coup de pot !

Le Vahussi ? Je jette un œil inquiet de son côté mais tout va bien pour lui. Il a été séparé du Noir le plus redoutable qui combat plus loin, maintenant. Ça me donne le temps de regarder mon sauveur. Mon impression fugitive de tout à l'heure était réelle. C'est un jeune garçon ! Courageux, d'ailleurs, et foutrement efficace. Il manie l'épée avec sobriété, mais sans timidité !

Je me rapproche de lui en balançant au passage quelques coups d'épée à droite et à gauche. Je suppose que l'arrivée du détachement, dont faisait certainement partie le jeune Vahussi, a permis de soulager la tension des Noirs parce qu'on dirait qu'il y a déjà moins de monde ici…

— Merci, petit ! je fais en arrivant près de lui.

Il tourne rapidement la tête de mon côté et m'adresse un sourire moqueur avant de démarrer en direction de quelques ennemis. Je reste là comme un couillon, la bouche ouverte de stupéfaction. En fait de jeune garçon c'est une femme !

 

*

 

C'est fini. La vallée est jonchée de corps et des antlis, la tête basse, attendent leur cavalier…

Assis au sommet du mamelon je regarde les cavaliers de Salvo aller d'un corps à l'autre à la recherche des blessés. Giuse est quelque part derrière.

— Lou ? je fais d'une voix fatiguée, sans me retourner.

Il vient s'asseoir près de moi en me tendant une gourde. Machinalement je la porte à mes lèvres… et avale deux bonnes gorgées de scotch ! La vache, il ne m'a rien dit !

En tout cas ça me fait du bien…

— Lou, je reprends, dis à HI de mettre immédiatement en fabrication des sabres de cavalerie de la fin du XVIIe siècle terrien. Ensuite il fera des banques de combat au sabre pour vous tous. Qu'il prépare aussi le matériel pour nous injecter les mêmes connaissances en hypnomémoriel. On fera un saut à la Base une nuit prochaine. À propos où se trouvent les autres armes, les fusils, les pistolets et la poudre ?

— À un jour d'ici, cachés dans une forêt.

— Bon, il faudra y ajouter les sabres de façon à ce que tout arrive en même temps. Où en est Salvo du décompte des blessés vahussis ?

Il fait la grimace.

— Il y a eu beaucoup de casse. La cavalerie a quarante-neuf blessés et l'infanterie cent neuf. Plus les morts, bien sûr…

Bon sang, il ne doit plus rester grand monde…

— Combien de valides ?

— Il reste quatre-vingt-dix-neuf cavaliers et deux cent quatre-vingt-sept soldats à pied.

La moitié de l'armée ! Elle n'était déjà pas importante, maintenant plus question de livrer une bataille.

— Est-ce que des Noirs ont pu s'échapper ? Demande à HI.

— Il dit qu'il y a juste un petit groupe qui s'enfuit vers le nord.

Pas de ça, il faut que l'on garde l'effet de surprise. Tant pis, je vais faire intervenir directement HI.

— Dis à HI de faire descendre un Module dès qu'il fera sombre. Je veux que les survivants soient désintégrés. Pas de témoins. Qu'il pousse les antlis vers nous, il faut tout récupérer.

Au fond de la vallée je vois un nuage de poussière soulevée par les roues des canons que les Dix ont attelés à des antlis pour les amener par ici. Plus près, les blessés sont amenés à l'écart du champ de bataille. Il faut que j'aille voir leur état. Péniblement je me relève et me hisse en selle. Dieu, que je suis fatigué !

Je descends vers la file impressionnante des corps alignés directement sur l'herbe. Et là je reçois un choc. Salvo a relevé d'abord les blessés les plus graves. Je m'aperçois tout de suite qu'il s'agit de ceux qui ont été atteints par les boulets de canon. Des blessures effroyables.

Un type, livide, est en train de se vider de son sang. Il n'a plus de jambe gauche. En état de choc il respire par saccades sèches. Et le gars d'à côté ne vaut pas mieux. Il a les mains crispées sur son ventre, essayant vainement de retenir ses entrailles… Affreux !

Pourtant j'ai repris mon sang-froid. Au lieu de me traumatiser ce spectacle a déclenché en moi des mécanismes secrets. Les connaissances médicales que je n'ai jamais eu réellement à mettre en œuvre. Devant ces blessures béantes un déclic s'est produit et une foule d'informations sont montées à mon cerveau.

Je « vois » le tableau clinique et les interventions chirurgicales à entamer. L'impression que ma fatigue s'est légèrement atténuée. Il faut absolument… Mon cerveau s'emballe soudain. Je vois une quantité de choses à tirer de la situation, pour favoriser l'évolution des Vahussis.

En attendant il faut parer au plus pressé. Je prélève une lanière de cuir sur le harnachement de mon antli et m'accroupis près du gars amputé de la jambe.

— Lou, aide-moi… soulève sa cuisse doucement, je vais lui placer un garrot.

Je me demande si le gars pourra tenir le coup jusqu'à ce que je puisse l'opérer, il a perdu vraiment beaucoup de sang. Rapidement je fixe le garrot au sommet de la cuisse, sans réaction du blessé. Il est dans les vappes.

Pour celui d'à côté je ne peux rien faire. Il faudrait une véritable salle d'opération. Je continue la rangée, bientôt suivi de plusieurs hommes.

L'un d'eux me tire par la manche.

— Seigneur, pardonne-moi. Mon ami… il est en train de mourir… aide-le, je t'en prie !

Son visage est crispé, les traits marqués par la fatigue. Ça m'a l'air d'être un soldat à pied, d'après ses vêtements. Je suis sur le point de lui dire que ceux-ci aussi ont besoin d'aide quand je me ravise.

— Conduis-moi, je fais en me relevant.

Son ami a une sale blessure à l'épaule. Le bras est ouvert jusqu'à l'os juste au-dessous de l'articulation. Je place encore un garrot. Que faire d'autre ici ?

— Ecoute-moi bien, je dis à l'autre, toutes les heures tu devras desserrer ce lien pendant quelques minutes, malgré le sang qui coulera. Tu as compris ?

— Oui, Seigneur, oui. Merci…

Je continue la rangée, me bornant à placer des garrots et disant à Salvo de penser à les desserrer.

Lorsque j'ai fini j'aperçois Chak de Palar, un peu plus loin, qui m'observe accompagné de plusieurs officiers. Je vais vers lui.

— Seigneur, il faut soigner ces hommes. Beaucoup peuvent être sauvés.

— Seriez-vous également médecin, Monsieur de Ter ?

— J'ai appris l'art de la médecine en effet, Seigneur. Mais ici il est impossible de faire quoi que ce soit. N'y a-t-il aucun village, aucune bâtisse à proximité où amener ces hommes ?

Il a un geste d'impuissance, quand un officier s'avance.

— Excusez-moi, Seigneur. Il y a un temple de religieux à quatre heures de marche à l'est.

Je me tourne de son côté.

— Il y a de l'eau en abondance ? Du linge ? De quoi mettre ces blessés à l'abri ?

— De l'eau oui, Monsieur, les temples ont tous leurs puits, et les bâtiments sont vastes, mais je ne sais si les religieux accepteront de donner des linges.

— Pour cela ils accepteront, croyez-moi. Seigneur, peut-on faire route sur ce temple derrière un détachement qui ira prévenir de notre arrivée et demander que l'on fasse chauffer de grandes bassines d'eau ?

Il me regarde fixement et se tourne vers la file de blessés.

— Comment les transporterez-vous, Monsieur de Ter ?

— Avec les antlis des Noirs, Seigneur. En fixant un brancard entre deux bêtes, il y en a suffisamment pour cela.

— Entre deux bêtes, dites-vous, ma foi le procédé est ingénieux. Bakar, mettez-vous à la disposition de M. de Ter et exécutez tout ce qu'il vous demandera.

L'officier salue en portant le poing droit fermé à la hauteur du cœur et descend d'antli pendant que son Seigneur s'éloigne. Je lui donne mes ordres, demandant d'abord de rassembler tous les antlis puis lui expliquant comment faire des brancards accrochés à la selle des antlis. Quand il s'éloigne, Giuse rapplique au petit trot, suivi de Siz.

— Dis donc ! Quelle charge, hein ? Jamais rien vu d'aussi excitant… Bon Dieu, je me serais cru… je ne sais pas. Mais quelle impression !

Son enthousiasme me fait du bien. Il y a quelque chose de sain et de tonique chez mon vieux copain !

— Qu'est-ce que tu fais ? demande-t-il en regardant autour de lui.

— On va essayer de sauver des blessés. On les emmène dans une sorte de temple ou je ne sais quoi.

Il a une petite grimace.

— Un sacré boulot, non ?

— Ouais, mais j'ai eu une idée.

— Ah ! ça il y avait longtemps…

Je regarde autour, personne à portée de voix.

— J'ai donné l'ordre à HI de nous fabriquer des sabres avec les banques de connaissances correspondantes, mais c'est pas tout.

— Vas-y, je suis prêt à tout !

— HI va préparer de petites banques rudimentaires de chirurgie et on va les coller aux Dix. Comme ça ils vont m'aider et je les présenterai comme mes assistants, mes élèves si tu veux. Oui, d'accord c'est un peu tiré par les cheveux mais ça devrait passer quand même. En tout cas HI n'en a pas pour longtemps à faire ça. Il pourra nous les faire parvenir tout à l'heure, à la nuit, avec le matériel.

— Quel matériel ?

— Dis-moi, mon petit chéri, il faudrait aussi te servir de ta tête quelquefois ! Avec quoi je vais les soigner ces blessés à ton avis ? Il me faut des instruments de chirurgie, l'équivalent du laudanum d'autrefois pour calmer les douleurs, un désinfectant, enfin pas mal de trucs qu'on n'a évidemment pas. Lou va demander tout ça et HI se démerdera pour que le tout fasse vrai et surtout pour que ce soit prêt avant d'arriver au temple. Il suffira d'envoyer les Dix en éclaireurs, avec deux antlis apparemment chargés, et ils ramèneront le tout comme si on l'avait toujours eu, pigé ?

— Tu sais qu't'es pas couillon, des fois, il fait en hochant la tête. Et moi, là-dedans qu'est-ce que je joue ? Les utilités ?

— Toi, tu questionnes HI sur la situation générale, je n'ai pas le temps de m'occuper de ça. Tu gardes le contact avec tonton Chak de Palar, et tu fais pour le mieux. Essaie de trouver un moyen de lui faire reconstituer son armée et utilise abondamment Salvo, Ripou et Belem. Ils sont censés être notre État-Major. Moi, je garde les Dix. À propos, remets les canons à Chak, ce sera une bonne entrée en matière pour te présenter à lui puisqu'il ne te connaît pas.

— C'est ça, moi je suis la bonne brute militaire et toi la grosse tête utile. Tu sais, un jour il faudra qu'on échange les rôles, pour voir, fait-il en s'en allant.

 

*

 

Il faisait nuit noire depuis plusieurs heures quand on est arrivé à ce foutu temple. Dans l'obscurité je n'ai pas vu grand-chose, ils sont plutôt chiches de lumière les religieux ! Tout ce que je sais c'est que les installations sont situées sur une colline, qu'elles sont entourées d'une sorte de grand mur entourant des jardins et bordées d'un long couloir à arcades. Le tout me fait étrangement penser à un monastère terrien, avec un côté cloître.

Finalement la marche a duré six heures et j'en ai profité pour dormir sur la selle de mon antli, retenu par Lou. Si bien que sans être en pleine forme, à l'arrivée, je me sentais quand même d'attaque. Les Dix avaient récupéré le matériel, bref tout collait.

Le patron de la communauté est venu nous accueillir à la porte, vêtu d'une longue soutane claire ornée au milieu de la poitrine d'un œil stylisé. Mais l'uniforme n'a pas l'air d'être obligatoire parce que certains religieux portent des vêtements « civils » : justaucorps bruns et culottes grises.

En tout cas ils m'ont donné l'impression de s'apitoyer sur le sort des blessés et ont commencé à les emmener dans des salles où ils avaient installé de vagues couches. Quand j'ai annoncé que j'allais commencer à opérer le chef de la communauté qu'ils appellent « Notre Guide », on a tressailli légèrement. J'ai demandé une salle isolée et beaucoup de lumière.

Giuse s'était absenté avec les Dix pour leur glisser la banque de connaissances médicales que HI nous a fait parvenir. Pas long, il suffit de décoller la peau, à la hauteur des reins pour découvrir le logement prévu pour les cas d'urgence. Dès que le contact est rétabli, en refermant le logement, le cerveau analytique prend en charge ces nouvelles connaissances et peut les exploiter. Giuse n'a eu qu'à préparer l'un des Dix qui a lui-même fait le nécessaire ensuite sur un autre de ses copains, etc.

Tout de suite ils sont venus m'aider, triant les blessés par types de blessures, mettant de côté ceux dont ils sont capables de s'occuper eux-mêmes, essentiellement les perforations des membres par des épées et les fractures. Les autres sont pour moi !

Un petit frisson au moment de commencer. Je me suis longuement désinfecté les mains avec un produit qui empeste joyeusement mais qui est efficace, HI dixit. Deux androïdes des Dix, Badix et Basix, m'assistent et ont désinfecté également la longue table où le premier blessé a été allongé. Badix lui fait boire une gorgée de Baxal, une décoction de plantes de Vaha, que HI a répertoriées depuis longtemps. Elles ont un pouvoir à la fois anesthésiant et soporifique puissant, selon la concentration. En quelques minutes le blessé plonge dans les vapes.

La table est bien éclairée par six lampes à alcool. Deux religieux sont là et me regardent faire, intéressés. Je me penche sur le pied du blessé. Enfin sur sa cheville, parce qu'il n'a plus de pied, le pauvre gars…

Je vais un peu au hasard, dans cette opération. Non que je ne sache pas ce qu'il faut faire, mais parce que je ne connais pas les techniques opératoires de cette époque.

Et puis au fond tant pis. Au besoin j'invoquerai des progrès réalisés dans les îles…

— Scalpel.

Basix me plaque la fine lame dans la paume et je commence, tranchant carrément dans les chairs pour dégager l'extrémité du tibia et du péroné, et surtout trouver les deux artères principales… Les voilà, Le garrot est toujours en place.

— Fil.

Il faut les ligaturer. En fait la guérison dépend beaucoup de ce travail. Soigneusement j'attache les fils que je laisse pendre assez long. Les os maintenant…

Bien ce que je craignais. Ils ont éclaté en petits morceaux qu'il faut aller chercher sous peine d'infection, plus tard… Et maintenant le boulot le plus désagréable, préparer les os. Leur extrémité doit être parfaitement plate.

— Scie !

Ah ! le bruit de la scie ! Je m'efforce d'oublier ce que je fais pour ne penser qu'aux problèmes techniques. J'enregistre confusément le geste de Badix qui fait couler un peu de Baxal dans la bouche du pauvre diable. Il devait se réveiller.

Je ménage un coussinet de chairs assez épais pour recouvrir l'extrémité du moignon, empêcher une irritation de l'os et former un tampon où viendra s'appuyer plus tard le pilon qui lui servira à marcher.

Deux coutures pour refermer les chairs, laissant passer les fils de ligatures artérielles qui tomberont d'eux-mêmes quand les artères se décomposeront. Une course de vitesse avec la gangrène !

— Badix, il faudra surveiller régulièrement l'état de ces fils en tirant légèrement. Pour l'instant fais fabriquer un arceau pour protéger le moignon.

— Nous allons faire ça, Monsieur, intervient l'un des religieux qui fait signe à quelqu'un, en dehors du cercle de lumière.

— Amenez le suivant, j'ordonne. Et désinfectez cette table.

 

*

 

Depuis combien de temps est-ce que j'opère ? Perdu la notion du temps. Je ne tiens plus que grâce aux lampées, de plus en plus fréquentes, que je m'envoie à la gourde de Lou. Quand est-il arrivé ? Je ne sais pas.

Quelqu'un m'a fait manger je ne sais quoi il y a un moment. L'impression d'être une machine aux gestes automatiques. Je serais bien incapable de dire ce que font mes mains. Elles coupent, scient, recousent sans que je leur ordonne quoi que ce soit…

— Suivant, je fais d'une voix éteinte. Quelqu'un répond, mais je n'ai pas compris.

— Quoi ?

— C'est fini, Monsieur. C'était le dernier.

— Ah…

Je voudrais reprendre le contrôle de mon cerveau mais je flotte dans une sorte de brouillard où des lumières dansent. Elles basculent soudain…

 

*

 

Une impression de chaleur me fait remonter à la surface. Je bouge les jambes… et me réveille.

Qu'est-ce que… ? Je suis allongé sur une couchette dans une petite chambre. Une cellule plutôt, avec une porte épaisse. Ça y est je me souviens, le temple ! Ça doit être une cellule de religieux. Pas le luxe… La porte s'ouvre comme je fais l'inventaire. C'est Giuse, hilare.

— Alors, docteur Schweitzer, bien dormi, oui ?

— Pourquoi tu te marres comme ça ? je fais en me levant, les mains sur mes reins douloureux.

— Oh ! pour rien, Cendrillon, pour rien.

— Ça va, ça va, je dis en levant les mains, tu vas me faire un petit numéro, je le sais, alors vas-y.

— T'es pas marrant, tu sais ? J'avais bien préparé mon petit truc et vlan ! tu fous tout par terre. Un de ces jours… Bon, enfin tu fais l'admiration de tout le monde ici. Pas pour tes talents de chirurgien, enfin ça aussi, mais surtout pour ta façon de dormir.

— Qu'est-ce qu'elle a ?

— Ça fait tout de même deux jours entiers que tu roupilles, mon frère ! Compte tenu de ce que les jours sont de trente heures dans le pays, tu imagines l'admiration sans bornes de la population…

— Ben, j'étais fatigué, quoi. Mais tu vois, maintenant j'ai comme un petit creux.

— Ces dames vont te préparer à grignoter, t'en fais pas.

— « Ces dames ? » je fais en le suivant dehors dans une galerie couverte donnant sur un merveilleux jardin avec une fontaine.

Ça tient à la fois d'un jardin japonais et d'un jardin à la française, bien ordonné. Splendide.

— Les « dames » des religieux. Certains sont mariés, figure-toi ! Sympa cette religion, non ? En fait j'ai des tas de choses à t'apprendre.

On m'installe au bout d'une table, dans un réfectoire, et deux femmes d'un certain âge courent aux cuisines. Elles sont tellement empressées que j'en suis gêné…

Pendant que je dévore la moitié d'une tara Giuse me raconte ce que j'ai loupé en dormant.

— D'abord les religieux. Rien à voir avec les prêtres de Frahal que tu as connus autrefois. Ceux-là sont tout ce qu'il y a de paisibles. Ils s'appellent des « penseurs ». D'après ce que j'ai compris leur religion tient à la fois du yoga, de la méditation et de l'assistance à leurs semblables. Je les soupçonne d'avoir soigné des malades, mais les Noirs ne les ont jamais mis à mal parce qu'ils recueillent aussi bien des Noirs que leurs victimes. Je pense qu'ils ont dû négocier, quand même.

Je revois les deux Penseurs à côté de moi, l'autre soir quand j'opérais. Je comprends mieux maintenant. Ça les intéressait directement. Mais pourquoi n'ont-ils rien dit ?

— Il semble qu'il y ait des temples comme celui-ci un peu partout, dans tous les pays. Bref ce sont des personnages respectés.

— O.K. ! Et Chak ?

— On a sérieusement discuté le coup. Tu sais qu'il est drôlement bien ce mec ? Un véritable homme d'Etat. Pourtant on dirait qu'il n'ose pas s'épanouir. Le problème numéro un c'est son armée, évidemment. Je pense qu'il faut exploiter le succès de la bataille pour reconstituer une armée, tant bien que mal. Je l'ai convaincu d'envoyer des petits détachements dans les villages, avec des paquets de lances des Noirs. Tu vois chaque cavalier avec cinq ou six lances, comme ça négligemment. Je suis certain que ça fera son petit effet, pour favoriser le recrutement.

— Ça, c'est une foutrement bonne idée, en effet !

— Et je me suis engagé à entraîner ses hommes avec les nôtres. Mais je n'ai pas parlé des fusils ni des sabres. Il est aussi d'accord pour former une cavalerie importante, à partir des antlis pris aux Noirs. On en a un sacré paquet. Il faut absolument que son armée soit très mobile.

— À propos où campe-t-elle ?

— En bas de la colline. Ils ont installé un système de toiles pour s'abriter du soleil, et une tente pour Chak. Les antlis sont plus loin.

— D'accord, et les Noirs, maintenant ?

— De ce côté les informations ne sont pas brillantes. HI dit que de nouvelles bandes convergent toujours vers le grand rassemblement. Rien d'autre sur ce qui s'y passe.

— Ils n'ont pas l'air d'être au courant de la défaite de l'autre jour ?

— HI n'a rien repéré.

— Et le petit malade ? Il fait la grimace.

— Je craignais que tu m'en parles. Il est dans le coma. HI l'a hiberné de justesse.

Eh ! merde ! C'est tout de même formidable que HI n'arrive pas à comprendre ce qu'est cette maladie…

Je me lève sans un mot et sors dans une galerie. Il fait bon ici, à l'abri du soleil.

— Pourquoi, avec toutes ses connaissances, HI ne peut rien trouver ? je marmonne machinalement.

— Probablement parce qu'il ne cherche pas dans la bonne direction, tiens, fait Giuse.

La bonne… mais c'est qu'il a raison ! Ça me crève les yeux, maintenant. C'est le simple bon sens. HI raisonne à partir de ses connaissances, comme moi à un plus modeste échelon, en tant que médecin ! Et on se goure complètement…

Bien sûr, il faut chercher ailleurs…. Mais où ? Mon excitation tombe d'un seul coup. D'accord, on sait d'où vient l'erreur mais ça ne nous avance pas plus… Je vais quand même signaler l'idée de Giuse à HI.

— Dis donc, tu as parlé de sabres, tout à l'heure, ils sont prêts ?

— Oui, et les banques aussi.

— Alors il faut faire venir le convoi qui amène les fusils. Envoie une dizaine de nos hommes le chercher. Et nous, on tâchera de faire un saut à la Base, cette nuit, pour recevoir l'enseignement du combat au sabre. Tu t'occupes de tout ça pendant que je vais voir l'état de mes blessés, et on se retrouve à la porte, je voudrais rendre visite à Chak de Palar.